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Un Songe



La vieille dame traversa la salle des fêtes de son pas traînant. Elle commençait à se remplir de monde. Les gens parlaient entre eux, et le bruit des conversations emplissait les quatre murs au rythme des corps qui entraient en scène.


La vieille dame traversa la foule. Elle gagna clopin-clopant les rangées de chaises qui jouxtaient la piste de danse et s'assit sur l'une d'elles, avec ce mouvement ralenti si caractéristique des personnes âgées. La vieille dame souffla un peu. Elle embrassa la foule du regard, observant les jeunes et les moins jeunes, les accolades, les baisers, les échanges de regards. La foule gravitait autour d'elle à une vitesse qui l'étourdissait presque, et la vieille dame se dit que c'était sûrement ce que devait ressentir un noyau d'atome. Elle sourit à cette pensée. Pas un regard ne se pointait vers elle. Ils glissaient tous sur son sourire apaisé comme des vagues sur un rocher. Ça lui plaisait assez. Avec les années, elle avait pris goût au silence et à la solitude, comme un prélude à une fin pleine de douceur. Et à cet instant précis, elle sentait une bulle de paix et de silence l'entourer, et elle se laissa aller dedans. Comme de concert, la musique démarra, et quelques danseurs se précipitèrent sur la piste. La vieille dame fredonna la mélodie un peu. Elle se sentait loin de tout cela.


Et à mesure que la salle s'échauffait, la même pièce se rejouait, le même théâtre de marionnettes que sur toutes les autres pistes de danse du monde : les timides s'isolent, les couples se forment, les corps se cherchent, s'attirent, se repoussent. Tout est histoire de protons et de neutrons, pensa la vieille dame. Et elle sourit encore.

Elle se sentait un peu fatiguée. Elle laissa aller ses pensées, et son regard dans le vague. C'est alors que quelque chose l'interpella.


Une jeune fille entrait dans son champ de vision. Elle avait une magnifique crinière rousse, qui ondulait sur ses épaules comme les flammes d'un feu de joie. Son teint était diaphane, translucide, et ses manières étaient mal assurées. La vieille dame, l'espace d'un instant, se reconnut en cette jeune femme. C'était peut-être parce que leurs yeux étaient d'un même vert profond. Qui aurait pu savoir.


La jeune fille se mit à danser, maladroitement, avec des gestes enfantins et un léger sourire sur ses lèvres. Sa robe et ses cheveux virevoltaient, et la vieille dame la trouva belle. A mesure qu'elle se laissait entraîner par la musique, les mouvements de la danseuse s'assuraient. Elle sembla oublier les alentours pour ne plus sentir que le rythme, jusqu'à ce que quelque chose vienne la distraire. C'était un autre danseur, qui l'invitait à le rejoindre.


La vieille dame crut un instant ressentir ce frisson délicieux des Premières Fois, mâtiné d'appréhension et teinté d'adrénaline, lorsque la jeune fille accepta. Elle ferma les yeux, et les rouvrit. Ils dansaient maintenant, valsaient en se regardant dans les yeux à contre-courant des danseurs qui écumaient la piste, comme rattachés à un autre espace-temps qui se manifestait en cet instant précis. Elle ferma les yeux de nouveau, et les rouvrit. La musique allait, ralentissant, avec le volume qui s'amenuisait. Les autres danseurs continuaient pourtant leur manège, mais Eux s'étaient arrêtés. Il avait la main sur sa taille, Elle avait les bras autour de son cou. Ils s'approchèrent l'un de l'autre, et s'embrassèrent. La vieille dame sourit une dernière fois, attendrie et nostalgique. Elle caressa du bout du doigt son alliance, à son annulaire. Ses yeux repartirent dans le vague.


Elle laissa alors ses paupières se fermer. Et la vieille dame, doucement, s'endormit.

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