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Le voleur de livres

  • Pierre Croûton
  • 13 sept. 2016
  • 5 min de lecture

Je télécharge autant que je fume et je vous emmerde


Est-ce un crime de voler un livre ? Y a-t-il plus sublime geste que de contourner les règles pour accéder à la terre promise ? Dans Ikea, prendre un raccourci interdit pour arriver plus vite aux chambres d’enfants. Se saisir discrètement du précieux livret, à l’insu du libraire bien souvent méfiant, commerçant, parfois bénévole, oh joie ! Et plus tard, le dévorer avec d’autant plus d’avidité que le fruit est volé, donc défendu. Est-ce qu’on se figurerait le jeune Rimbaud payant le prix gracieusement, achetant avec politesse et bonhommie à un libraire bourgeois le livre d’un de ses poètes vénérés ?

Mon père m’a plusieurs fois avoué avoir volé des livres, et quand il ne le disait pas, les nombreux tampons, marquages et autres « propriété de … » rencontrés aux hasards de mes pérégrinations dans les livres de la maison me le disaient encore. Une bibliothèque est toujours le butin d’un pillage. Les livres voyagent, passent de main en main, de pilleur en pilleur. Quelque fois, on tente de les arrêter, on les catalogue ; jusqu’à ce que de nouveau ils soient pris par d’autres kidnappeurs. Beaucoup finissent emmurés jalousement dans un souterrain, le fameux « Magasin » de la BU, et sous le sol, sous nos pieds, des bibliothèques entières se dressent enterrées. Ils sont sous clés, c’est l’État qui les a gagnés. L’État est le plus grand des pilleurs, et le plus intelligent. Il met à disposition une infime partie de son trésor, l’État est prêteur, c’est un pilleur grand seigneur, et garde le reste pour lui, pour ses murs surtout, c’est pas l’État qui les lit ces foutus livres ! Je souhaiterais que ces multitudes s’envolent et rejoignent les tables de chevet de leurs lecteurs.

Ce matin j’ai reçu un courrier d’Hadopi. C’est marrant ce petit nom mignon pour une telle saloperie. Hadopi est un petit pokémon de type poison, très utile au bon fonctionnement de l’État : il a pour caractéristiques de DÉFENDRE la PROPRIÉTÉ intellectuelle et de PROTÉGER les DROITS d’auteurs ; ses meilleures attaques sont l’invasion de l’intimité, la menace, le chantage et l’hypocrisie. Ne voit-on pas poindre, dans ce pokémon, le minois de la plus affreuse des mères ? La même qui t’interdit de fumer l’herbe de la terre veut te faire scrupuleusement PAYER pour ce qui a été créé pour toi. Certes le bonbon, le smartphone, et même le cannabis, ont été créé pour toi, et nous les payons. Nous avons avec amertume fait le deuil d’un monde sans argent, il a toujours été là, à la gauche de l’homme, lui souriant, le tirant de son côté, et sans doute n’en serions-nous pas là aujourd’hui sans lui. Je refuse de le croire, je refuse de croire que les beautés créées par l’homme sont essentiellement et exclusivement motivées socialement et financièrement. Nos horreurs ne le sont pas non plus, mais l’argent en a tant perpétuées, certainement plus que d’œuvres d’art.

Tout travail mérite salaire, nous n’en dérogerons pas. Encore faut-il s’accorder sur les termes (tournant argumentatif). Le travail c’est la souffrance, c’est l’effort, qui pour le proche cousin du paresseux que nous sommes paraît a priori insurmontable. Pourtant, nous avons en nous cette envie de l’effort et de la rétribution méritée. Écrire est un travail, jouer est un travail, réaliser des films et des séries est un travail, s’engager dans une association, éditer des livres, monter des pièces… Qu’est-ce alors que le salaire ? Le salaire d’un artiste c’est d’être (bien) lu, (bien) vu ou (bien) entendu, d’être compris, pas connu ou côté. C’est aussi l’orgueil. Le salaire dans une association c’est de socialiser autour d’une cause commune pour la faire avancer (quoi de plus beau ?). C’est aussi l’orgueil, notre salaire à tous. Le salaire des intermittents du spectacle, ces anges de la nuit, c’est très peu d’argent et très peu d’orgueil.

En fait tout se passe comme si on avait synonymisé argent et orgueil, et que le premier avait supplanté le second. Un gros orgueil se nourrira de beaucoup d’argent et, pour cela, valsera avec les valeurs humaines et les démons (humains) du capitalisme et des pouvoirs afin de se satisfaire. Un orgueil normal ou sain sait que ce qu’il gagne c’est ce qui le fait vivre, et même, être heureux. Je m’égare, allons à la ligne.

L’amalgame énoncé précédemment (oui oui oui), entre argent et orgueil, dans le contexte d’une société occidentale étatico-capitaliste, fait que l’État attribue aux artistes, dont l’orgueil est reconnu légitime, inscrit à la SACEM, des DROITS de PROPRIÉTÉ liant irrémédiablement propriété intellectuelle et financière. Avec les Révolution industrielles et l’essor des États libéraux, l’art, comme la technologie, se privatise. On n’imagine pas l’inventeur du frottage de silex marchander à ses compagnons de Cro-Magnon la nouvelle trouvaille, ou un barde se faire rétribuer avant même d’avoir chanté. Pourtant non, payer à l’entrée de la salle de cinéma tu devras, payer les livres, la musique, payer, payer, ils y sont parvenus, nous y sommes arrivés, l’art et la culture sont des marchandises. Et c’est l’État qu’a dit, les artistes préfèrent que vous payassiez, que vous aimassiez est en option. Lui-même verse des fonds considérables, l’argent des impôts certainement, pour subventionner la création (mais là encore la répartition de ces fonds est intolérable), il est LOGIQUE que nous passions également à la caisse, comme TOUT consommateur.

Internet change la donne : la technologie, qui jusque là servait sagement le capitalisme, lui met une pine au cul. Peut-être n’avaient-ils pas pensé, du fond de leur cynisme, que connecter chaque individu ne servirait pas qu’à une meilleure diffusion de leurs produits commerciaux et de leur idéologie puante mais permettrait aussi un plus grand partage des produits culturels, ceux de nos savoirs et expériences, de notre créativité, de notre jugement, qui, passant à travers les filets de la toile ignoble, la rend magnifique. Ce partage, pour l’État, c’est un piratage : « télécharger / des films / PIRATÉS/ c’est du VOL ». Mais que penser alors de ces artistes qui, de plus en plus, venus des marges, offrent en libre téléchargement leur œuvre (souvent musicale et électronique, format artistique le plus souple à notre stade de l’ère numérique) ? Dumping social ? Incitation à la piraterie ? Ou bien des hippies assez fous pour se satisfaire du seul fait d’être écoutés ?

Mais soyons des pirates ! Sus aux lourds galions transportant l’or fondu pour nous par les artistes ! A la suite des intermittents, de nouveaux champions se mettent au service de l’art, ce sont les hackers, héros derrière bien des séries regardées, des musiques entendues et des films subis. Est-ce un crime de voler un livre ? Est-ce un crime de télécharger une série ? N’est-ce pas un crime de réduire ces objets à des marchandises et de ne pas reconnaître que mon visionnage, que mon goût, que mon plaisir sont en soi des rétributions pour les artistes qui visent à des satisfactions sensuelles et spirituelles tournées vers l’autre, c'est-à-dire bien différentes de celles des dirigeants politiques défendant ardemment les droits des artistes.

L’État et le capitalisme se présentent comme des médiateurs de l’art et de la culture, cette jeune fille dynamique, bossant dans la com’, mais bien vite retrouvent la grimace de la bibliothécaire tyrannique. Les artistes, les vrais artistes, eux, seront toujours du côté des pirates. Du côté de ce gamin glissant dans la poche de son manteau d’hiver ce livre relié de cuir qui, de par son format très pratique, semble avoir été fait pour être volé.


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